4% en théorie… (Mathias Chaillot)

J’ai vraiment beaucoup aimé ce livre qui est à la fois un manuel pratique, en même temps qu’il raconte en filigrane une jolie histoire sur son auteur. Et tout cela est très fin et délicat dans ses anecdotes intimes, tout en étant très rationnel, raisonné et factuel dans ses explications, souvent même scientifiques. L’auteur, Mathieu Chaillot, est un journaliste gay assumé, et il part de son cas à lui, en essayant de trouver des explications à plein de choses, et en chemin il nous en dit beaucoup sur nos propres interrogations et délivre quelques pistes de réponses.

Les 4% en théorie sont bien entendu la proportion d’hommes gay dans la population globale. Et Mathias Chaillot se demande une question basique : mais pourquoi je suis homo ? Il se raconte un petit peu et c’est toujours très touchant et forcément ça amène à s’identifier à ses propres expériences en la matière, mais surtout cela débouche sur un vademecum hyper fouillé et documenté pour refaire un point sur le pourquoi. Les anciennes théories mais aussi les nouvelles, et sans aucun tabou, il donne ainsi des raisons très scientifiques, pratiques et parfois crédibles, sur des sujets dont on ne sait pas toujours qu’ils ont autant été travaillés par les sociologues.

J’ai vraiment pensé au guide pour les jeunes homos de Xavier et Charles dont j’ai parlé il y a donc plus de vingt ans, mais là c’est le guide d’aujourd’hui et avec une forme vraiment chouette et originale. Et je trouve que c’est la manière idéale, celle d’aujourd’hui, d’accompagner tout un chacun sur ces questionnements, et d’y répondre avec autant de sérieux mais aussi de décontraction et d’humour. Le livre est vraiment un bel antidote à l’homophobie, et un magnifique tribut au coming-out. Il couvre tous les sujets depuis le pourquoi, jusqu’à des problématiques de sexualité, de drague, de taf ou de gestion familiale.

J’ai appris beaucoup de choses, alors que je me considère un certain expert en la matière. Hu hu hu. Et encore une fois, c’était très plaisant de faire connaissance aussi de ce garçon qui a le courage et la générosité de se mettre ainsi en scène et parfois à nu (même si ça reste assez pudique malgré tout) pour mieux toucher ses lecteurs et j’imagine, surtout, les jeunes gays qui liront l’ouvrage.

Je sais que plus personne ne lit, mais j’ai l’intime conviction que le bouquin méritera de tomber dans les mains de quelques uns, car c’est une lecture édifiante et saine, et qui fera du bien.

Les garçons, la nuit, s’envolent (Florian Bardou)

Cela faisait longtemps que je n’avais pas mis la main sur un recueil de poésie. Et que ça fait du bien !! C’est un genre qui a tellement peu d’attraction aujourd’hui, alors que c’est clairement une manière d’expression singulière qui a marqué toute l’histoire de la création humaine, avant même l’histoire de la littérature en tant que telle. Et la poésie contemporaine a une liberté de ton, de forme et d’abstraction qui marque souvent son temps, autant que son auteur.

Mais là en plus, c’est un petit pédé qui écrit, alors ça a tout pour me plaire. Et je suis assez fan, car il aime éhontément les mots, leurs sens, leurs sons, il jette tout ça avec talent et créativité, mais aussi une grande sensibilité, ou parfois une crudité très sexuelle. J’ai beaucoup aimé le rythme de ses stances très libres, mais souvent avec des vers courts et percutants, et une forme qui peut rappeler le haïku (que j’aime tant).

Je vous ai fait une petite sélection qui représente je pense assez bien le recueil, et le style de son auteur. Il y a celui-ci qui m’a plongé dans mes années de vingtaine parisiennes, je ne sais pas pourquoi. Enfin si, il suffit de lire. ^^

CONSOLATIONS
des oranges des lumières
du ciel le dimanche soir
au crépuscule surgissent
les consolations éphémères
comme les averses subreptices
sous les nuages gris
de faux-semblants

ce sont les gorgées sirupeuses
et tanniques de vin rouge
les embrassades musclées
trempées de réconfort
et les regards discrets
des garçons pétris de noires
intentions
elles appellent
au coin des jougs
réveillent
dans leur soupirs soulagés
les illusions de sexes
turgescents
pansent les désirs
convalescents

on baisera un autre jour

Il y a de belles évocations de cul, mais surtout de chouettes métaphores et des allitérations, des combinaisons de mots très euphoniques qui font vraiment mouche pour moi. J’aime aussi beaucoup la construction du poème ci-dessous avec les quatre verbes : palpiter, crépiter, surgir, vibrer. Mais aussi la progression dans cette narration brève et intense, et ses images très lyriques et « brillantes ».

VIBRATIONS
laissons palpiter
sur nos bas-ventres dilatés
aux terminaisons cruciformes
le cœur d’une comète et
les nids de mille libellules

laissons crépiter
dans nos têtes échaudées
des ballons de baudruche
le charbon noir des cheminées et
des caresses étincelantes

laissons surgir
de nos sexes rouges
sous les pantalons
des poèmes d’un jet et
des cris de joies impurs

laissons vibrer sur le champ
des poils pubiens en feu
nos amours incandescentes

Là, c’est plus simple et mécanique, mais j’adore cette concision, et ce glissement sémantique juste en changeant une lettre ou un phonème. Encore des allitérations, et des variations subtiles sur un même thème qui viennent raconter une histoire avec une scansion et un rythme particulier. Et cette fin précipitée vers l’abîme des verbes et du stupre combinés…

DES MOTS D’AMOUR
des mots durs
des mots doux
des mots crus
des mots courts
des mots sûrs
des mots sourds
des mots fous
des mots flous
des mots mûrs
des mots mous
des mots lus
des mots lourds
des mots purs
des mots pour
te déshabiller
t’admirer
te lécher
te sucer
t’avaler
te baiser
te recracher
t’enculer
te faire jouir
t’aimer

de tous les mots

J’ai adoré celui-ci car les poèmes me faisaient déjà pas mal penser à la littérature de Dustan de mes jeunes et vertes années. Et ci-dessous, c’est je mange un œuf de Nicolas Pages. Ce roman de 1999 m’a bouleversé à ce moment-là, et le roman Nicolas Pages de Guillaume Dustan de la même année, sera encore une occasion de marquer pour moi toute une époque, MON époque. ^^ Les poèmes de Bardou évoquent très directement des plans culs comme des amourettes ou des choses plus sérieuses, mais aussi des prises de drogue, sans doute du chemsex et des teufs à n’en plus finir. Le texte suivant est de tout cela, avec un brin d’écriture automatique et intuitive que me plait, car j’ai l’impression de la comprendre au-delà de la surface des choses. En tout cas, elle me parle au-delà de la simple littérature.

LA MACHINE À FÊTER
un verre sortir clubber une bière deux verres taper danser des basses une clé de ké un soft danser trois verres de l’eau draguer cachets darkroom danger mâcher choper deux bières une trace de trois danser sniffer parler du gé vomir pochons mourir mater des lèvres manger défonce lécher de l’eau taper réponses pisser chanter patrick cowley baiser des mains des flashs oublier quatre heures cinq bières poppers du èl triper danser fumer ployer six mecs s’aimer s’en foutre pleurer pisser de l’eau sucer se dessécher philosopher rire déblatérer taper beyoncé danser chier rentrer gober xanax lexo sexter jouir dormir crever sept heures câlins rêver ne plus penser recommencer un verre sortir une bière un gin taper cachets danser choper baiser aimer vomir pleurer mourir de rire rentrer dormir

la machine à fêter ne s’arrête jamais

On peut aussi y découvrir ce poème troublant sur le consentement, et c’est là où la poésie a cette force singulière qui fait que quelques mots suffisent pour exprimer tout un univers de sentiments, de traumatismes et de subtiles émotions.

ZONE GRISE
ton sexe est là
là où il ne faut pas
pas de faux pas
pourtant ton sexe
est là

malgré les non
criés trois fois
criés trop froids

ne faute pas
contre moi
ne frotte pas
quand je dis
non ton nom
trois fois
crié effroi

ta bite est chaude
mon sang est froid
ne me réchauffe pas
quand je dis
non trois fois

dans la zone grise
tu te déploies
je me débats
dégrisé émois
déguisé et moi
plié je ploie

j’avais dit non
trois fois
sans protection
sans moi

si je t’en veux
parfois

Il se trouve que Florian Bardou vient juste de sortir un second troisième ouvrage, donc il faut que je regarde ça. ^^

Knight Moves Exhaustion (Jean-noël Lafargue)

Je suis depuis maintes années ce blogueur dont j’aime les goûts éclectiques, et l’esprit parfois fantasque et toujours terriblement nerd. Et là il sort un livre qui est tellement ma came. ^^ Tout est basé sur le fameux cavalier d’Euler… (C’est un ouvrage pour David Madore aussi tiens.)

Le programme que j’ai mis au point pour produire mon petit livre n’est pas très intelligent, il est même particulièrement laborieux. Il commence avec le cavalier blanc de gauche (B1), qui a trois déplacements possibles (A3, C3, D2). Il choisit une de ces destinations au hasard. Une fois sur la seconde case, il vérifie le nombre de possibilités qui lui sont offertes et choisit, toujours aléatoirement, une de celles-ci, en excluant de la liste les éventuelles cases sur lesquelles il est déjà passé. Et ainsi de suite jusqu’au moment où il n’est plus possible de trouver une case qui n’a pas été visitée. Là, je stocke le trajet et je recommence en partant de la cases B1. Quand j’ai obtenu 64×64 (4096) trajets différents, je les classe par nombre de sauts puis les calculs s’arrêtent et je passe à la mise-en-page du livre.

Le programme commence par créer un fichier pdf, passe une page, écrit le titre, puis dessine les soixante-quatre premiers circuits sur une page, les soixante-quatre suivants sur une la page suivante, et ainsi de suite jusqu’à obtenir soixante-quatre pages qui, donc, contiennent chacune soixante-quatre circuits réalisés sur un échiquier (que l’on doit deviner, car je ne le dessine pas, lui) de soixante-quatre cases. Mais ce n’est pas tout à fait terminé : une fois l’ensemble des dessins réalisés, le programme se lit lui-même et s’ajoute au livre. Ainsi, on revient à l’antiquité de la micro-informatique, quand les programmes ne se stockaient pas sur des supports magnétiques mais sur du papier : la personne patiente qui recopiera mon code (un code assez foutraque et hésitant) pourra produire mon livre, ou plutôt, une version de mon livre, puisque celui-ci, partiellement construit par le hasard, ne contient jamais que 4096 trajets du cavalier parmi les 13 267 364 410 532 possibles.

Mon programme ajoute enfin le colophon au cahier intérieur, puis crée la couverture du livre en y dessinant le dernier des trajets réalisés par mon cavalier — le plus complexe —, et en dessinant sur la quatrième le premier et le plus sommaire de ces circuits. Entre le moment où j’ai lancé le programme et le moment où le livre était fait et prêt à être imprimé, il s’est écoulé deux minutes, mais évidemment, le programme n’a pas été écrit en deux minutes, lui.
Je n’ai nullement l’ambition de résoudre une quelconque énigme mathématique, mes lignes de code se contentent, poussivement, erratiquement, de dessiner 4096 circuits de complexité graduelle, et échoue à parcourir (il eut fallu un beau hasard pour que cela arrive) l’ensemble des soixante-quatre cases de l’échiquier. Échouer aux Échecs, ça semble être dans l’ordre des choses. Mon cavalier fait de son mieux, errant au gré du hasard et des contingences. Confusément, je me dis qu’on peut en tirer une métaphore de l’existence, mais ne philosophons pas trop, nous n’en avons pas les moyens et cela risquerait de se voir.

Knight Moves Exhaustion (Jean-noël Lafargue)

Rattrapage Livres (2013-2018)

Entre 2013 et 2018, j’ai mis plein d’articles de côté dans une liste de « posts à faire » en me disant que j’allais m’en occuper, et puis le temps a passé… Je la compile ici car je me suis juré d’avoir un weblog digne de ce nom. J’en dis un peu plus dans cet article justement.

Les mots pour le dire (Marie Cardinal) (2013)

Sur le coup c’est difficile de dater quand j’ai lu tel ou tel bouquin lorsque ce n’était pas une sortie « fraîche », et comme celui-ci date de 1975 c’est le cas. Mais comme je tiens cette liste dans l’ordre chronologique, c’est à peu près fiable, et là en l’occurrence j’avais posté une citation du bouquin en 2013 :

J’apprendrais beaucoup plus tard que l’esprit ne se présente pas comme ça à la porte du caché. Il ne suffit pas de vouloir pénétrer dans l’inconscient pour que la conscience y aille. L’esprit temporise, il fait des aller et retour, il atermoie, il hésite, il guette et, quand le moment est venu, il s’immobilise devant la porte comme un chien d’arrêt, il est paralysé. Il faut alors que le maître y aille lui-même et fasse lever le gibier.

J’avais beaucoup aimé ce bouquin qui m’avait marqué par la qualité de son écriture et par son aspect autobiographique. Et puis lire comme cela le récit d’une psychanalyse donne l’opportunité de réviser sa propre autoanalyse, ses qualités et ses défauts.

La théorie de l’information (Aurélien Bellanger) (2013)

C’était marrant d’avoir un bouquin aussi geek et intéressant sur le plan narratif, mais tant que ça sur le plan littéraire (le style est vaguement plat). Mais comme c’est inspiré de la vie de Xavier Niel, on y découvre de manière romanesque comment Pascal Ertanger fait fortune dans les services Minitel de cul, et devient le nerd milliardaire qu’on connaît. Le livre est assez drôle, très précis, fouillé et crédible d’un point de vue informatique, et assez bien senti sur la morale de l’histoire.

Pour en finir avec Eddy Bellegueule (Edouard Louis) (2014)

Celui-ci, je l’ai lu à sa sortie un peu comme « tout le monde1« , et j’en ai brièvement parlé dans un article consacré aux Eddy. Je recopie ce que j’en ai dit :

Comme j’ai délaissé ce blog depuis des années, je n’ai pas écrit d’article à l’époque de la sortie de “En finir avec Eddy Bellegueule”, alors que j’ai lu le bouquin avant qu’il ne défraie la chronique (c’était en juin 2014), et qu’il m’a extraordinairement marqué. Ce récit autofictionnel a été une claque pour beaucoup de gens qui se sont identifiés avec “Eddy”, que ce soit dans la description des épisodes homophobes de l’enfance ou dans la distance créée avec son milieu d’origine ipso facto. Je n’ai pas, comme j’ai beaucoup lu ensuite, décrié son changement de nom ou la manière dont il parle de ses parents, car on ne peut jamais satisfaire personne dans ce cas. Soit on apparaît péteux et pédant si on ne fait qu’évoquer son parcours (une expo, un film, un bouquin), soit on reste coi et on prend ça pour du mépris de classe. En plus, j’avais trouvé qu’il avait une chouette écriture (même si un peu trop académique et parfois précieuse), et il y avait cette verve fraîche. Sa narration était portée par ce qu’il me semblait être un vrai plaisir d’écrire et de se raconter. Donc malgré quelques maladresses, cela fonctionnait bien. Et ce titre incroyable évidemment (le nom d’Edouard Louis étant Eddy Bellegueule à l’état civil lors de sa naissance) !

Histoire de ma sexualité (Arthur Dreyfus) (2014)

C’est son troisième roman et je me souviens avoir plutôt bien aimé, même si ça ne m’a pas non plus changé la vie. Mais c’était assez bien écrit, un peu crument mais joliment, et c’était un récit libéré et sans doute émancipatoire pour beaucoup de jeunes gens. Donc c’est bien. ^^

Je te vois Reine des 4 parties du monde (Alexandra Lapierre) (2014)

Alors là, on est vraiment dans ma came de ouf !! C’est un roman historique, donc basé sur des vrais personnages aux charismes avérés, des intrigues vaguement réelles (réalistes en tout cas) et avec une trame romanesque très haute en couleur. Dans un genre proche, je suis tellement fan d’Avicenne par exemple ou encore des naufragés de l’île Tromelin ou de l’esclave Furcy. Là c’est l’histoire d’Isabel Barreto, une femme d’exception qui, à la fin du 16ème siècle, est devenue une exploratrice et une des premières amirales au monde. L’histoire est dingue et géniale, et on suit comment Isabel, d’abord en tant qu’épouse, va voyager et découvrir de nouvelles terres dans le Pacifique avec son mari. Et suite à la mort de ce dernier, elle va se retrouver en commandement de plusieurs expéditions. La fibre romanesque est exactement celle que j’aime, et donc je recommande chaudement.

La mort s’habille en crinoline (Jean-Christophe Duchon-Doris) (2014)

J’ai lu plusieurs romans de cet auteur, et pareil c’est un peu ma came. Ce sont des romans très référencés et avec un gros contexte historique. J’aime bien les polars historiques notamment, et quand en plus il y a une jolie langue du 18ème alors je craque. Là c’est plutôt 19ème, mais l’idée est la même, et j’ai beaucoup aimé autant le fond historique que l’histoire.

Le Coran (Malek Chebel) (2014)

J’en avais entendu parler dans une émission dont j’ai parlé ici. Cela faisait longtemps que j’avais envie de lire le Coran, et c’était vraiment intéressant, et assez beau comme texte (plutôt poétique à beaucoup d’égards). Et j’aimais bien que le gars porte mon deuxième prénom. ^^

Smart : Enquête sur les Internets (Frédéric Martel) (2014)

J’aime beaucoup Frédéric Martel dont le rose et le noir est une de mes grandes références. Mais là, il faisait une vraie enquête sur les Internets dont je parle si souvent, et dont je suis un des nombreux « professionnels » (je l’ai été en tout cas), donc j’ai lu ça avec attention et une certaine attention critique. Eh bien, c’était un super bouquin qui expliquait des tas de phénomènes dans le monde entier, et vraiment un travail extraordinairement fouillé, illustré, expliqué et mis en perspective.

À moi seul bien des personnages (John Irving) (2014)

J’ai lu beaucoup de John Irving (mais il y a bien longtemps car je n’ai qu’un exemple dans le blog) dont j’aime autant l’écriture que l’inventivité et toujours l’originalité de ses héros. Celui-ci m’a bien plu aussi, mais je trouve qu’il a perdu un peu du feu sacré qui faisait ma passion passée pour l’auteur. Disons que c’est un peu mineur par rapport au reste, mais pour les fans ça reste indispensable.

Chronique d’Hiver (Paul Auster) (2014)

Pareil tiens, Paul Auster est dans mon panthéon, mais je n’ai pas lu tant de choses que cela récemment. Mais alors celui-ci est selon moi un livre majeur qui n’est pas vraiment un roman mais pas vraiment un biographie non plus. Il parle bien de lui, de son hiver (il est décédé depuis), et d’un certain bilan de son existence.

La vérité sur l’affaire Harry Québert (Joël Dicker) (2014)

Il fallait le lire celui-ci uniquement parce que tout le monde l’a lu et qu’il était considéré comme un page turner à l’américaine assez savoureux et bien fichu. C’est sans doute son écriture suisse-romande qui lui donne ces capacités !! Hu hu hu. Mais j’ai plutôt bien aimé, c’est clairement au-dessus d’un Musso ou d’un Levy, mais au-delà de l’intrigue en effet plutôt palpitante, l’écriture est un brin limitée.

Global Gay (Frédéric Martel) (2014)

Cette fois Martel est, selon moi, plus dans son domaine et c’est clairement un bouquin dans la lignée du rose et du noir. Comme d’habitude c’est irréprochable, hyper intelligent et documenté, et avec des opinions affutées et sagaces qui retiennent l’attention. Et donc sur cette thématique de « tout ce qui est gay » dans le monde entier, les pistes d’émancipation de certains pays, jusqu’à l’organisation globale en lobbies ou encore le statut du mariage, on apprend des tas de choses. Intéressant à relire peut-être 10 ans plus tard tiens ! ^^

Le monde selon Billy Boy (Gilles Leroy) (2015)

Bon alors, lui je l’ai beaucoup lu et c’est dans le blog, et j’ai absolument adoré ce roman. J’ai retrouvé avec un grand plaisir des personnages qu’on connaissait déjà plus ou moins dans l’univers de Gilles Leroy, et ses gimmicks qui me plaisent tant qui mêle banlieue, homosexualité et une langue virtuose.

Vivre vite (Philippe Besson) (2015)

J’en ai lu beaucoup aussi, mais il y a vraiment à boire et à manger selon moi. Là j’ai bien aimé car c’était une approche différente puisque le roman a pour héros James Dean, sans doute un peu fantasmé et sublimé par l’auteur, et il y a cet intérêt d’une vie qui est déjà une certaine intrigue passionnelle en soi. J’ai bien aimé, même si c’était peut-être un peu « facile ».

La pyramide de glace (Jean-François Parot) (2015)

Je trouve mon cher Jean-François Parot, qui est malheureusement décédé aujourd’hui, et dont j’ai lu l’intégralité des « Nicolas Le Floch« . Eh bien celui-ci est également très bien !

Peine perdue (Olivier Adam) (2015)

Lui c’est un peu comme Gilles Leroy, je les suis et je sais qu’ils ne me décevront jamais après autant de succès. Le roman est incroyable et dresse une impressionnante galerie de portaits de gens très modeste avec un petit côté Ken Loach très assumé. Et son écriture qui vient rajouter la juste acrimonie, le témoignage vrai et authentique, et la peinture de ces caractères qui ne peuvent être mieux décrits et compris.

Des milliards de tapis de cheveux (Andreas Eschbach) (2015)

Ah voilà un très bon bouquin de SF qui est un des classiques du genre. J’ai vraiment adoré cela. C’est un bouquin qui se compose de nouvelles cohérentes, un peu comme un de mes bouquins fétiches Demain les chiens, et qui font découvrir une grande histoire, un peu comme si c’était une collection de textes antiques qui racontent une histoire par bribes, mêlant faits, fables et sublimations. Là c’est un empire galactique qui demande à ses vassaux des tapis de cheveux en guise de tribut, et c’est une histoire dingue et géniale !!!

Anna Madrigal (Armistead Maupin) (2015)

Pour un fan des chroniques de SF, il faut lire tout ce qu’écrit Armistead, je m’exécute donc. C’est un petit plaisir coupable, mais celui-ci en plus était pas mal du tout, et renouait bien avec l’histoire mais resitué dans un aujourd’hui bien différent des années 80.

Une histoire de la violence (Édouard Louis) (2016)

Je vous remets aussi ce que j’en avais dit dans un article à propos de lui et Eddy de Pretto :

Seulement, il y a eu ensuite un second roman (je n’ai pas encore lu le troisième), et là grosse grosse déception. “Histoire de la Violence” est également un récit biographique, mais j’ai eu l’impression qu’il n’était pas écrit par la même personne. C’était vraiment selon moi très très mal écrit, et parfois carrément bâclé. En plus le truc est raconté à la va-vite, comme s’il était en retard pour livrer un manuscrit et qu’il avait fallu finir ça à l’emporte-pièce. Et le fond… On y lit le récit de son agression et viol par un garçon un peu space, et c’est un embrouillamini de sociologie de bas étage (avec sans doute de bonnes intentions mais qui confinent là souvent à un racisme ordinaire très malvenu), de maladresses dans l’exposition des rapports humains et de dialogues surréalistes. Bon bah oui ça ne fonctionne pas, mais pas du tout. Pourtant j’ai aussi lu pas mal de critiques élogieuses, et en majorité sans doute. (Tant mieux pour lui.)

Mais le plus gênant, c’est à présent son statut un peu étrange, et sur le coup vraiment pédant, d’intellectuel bourdieusien qu’on invite à faire telle ou telle apparition ou participation avec des journaux. Et encore plus zarbe, ce trio avec Didier Eribon et Geoffroy de Lagasnerie qui les fait apparaître comme de vrais imposteurs. A la base, j’étais pourtant bien dans la cible (bobo pédé parisien, banlieusard de naissance, de gauche), mais plus ça va et plus je me méfie. Même ses déclarations ultra-gauche me paraissent insincères, et je ne sais pas comment prendre ce dernier bouquin. Bref, je suis un peu paumé avec ce type, pour qui j’ai eu pendant quelques mois un vrai coup de foudre littéraire, et c’est drôlement dommage (pour moi ^^). Je garde tout de même ce bon souvenir du premier livre, et de toute la résonance que cela a pu provoquer chez moi. (Et je lirai le 3ème bouquin pour me faire une idée, et peut-être changer d’avis ! J’espère même secrètement.)

Richie (Raphaelle Bacqué) (2016)

J’ai lu ce bouquin par pur voyeurisme pour savoir, comme beaucoup de mes collègues, ce qu’on pouvait y lire sur le patron, mais surtout pour en savoir plus sur ce Richie qui est si fascinant (énervant et passionnant à la fois). Pas de regret, au-delà des potins, c’est un ouvrage très documenté d’une journaliste dotée d’une jolie plume efficace.

Les Mauvais Anges (Eric Jourdan) (2016)

C’est bien mon genre de roman ça tiens ! Censuré en 1955 et édité en 1984, c’est l’histoire d’amour et de cul de deux mecs. Bon, ça n’est pas une grande littérature, mais un témoignage important et intéressant d’une époque. O tempora, o mores.

L’inconnu du Pont Notre Dame (Jean-François Parot) (2016)

Rebelote, un autre Nicolas le Floch. Très bien aussi !! (Je ne m’en suis jamais lassé, malgré le côté assez répétitif, mais le fond historique évolue et c’est génialement écrit et documenté.)

Ouragan (Laurent Gaudé) (2016)

J’avais lu quelques bouquins qui m’avaient vraiment convaincu de la plume du gars, et celui-ci est vraiment très bien troussé et senti. Le roman est un chassé-croisé de récits, d’expériences et de personnages pendant l’ouragan Katrina en Louisiane, et c’est aussi prenant qu’intéressant, et impressionnant de virtuosité écrite. Quel auteur !

L’espion et l’enfant (Ian Brossat) (2016)

Quelle heureuse surprise que ce roman d’un homme politique que j’aime beaucoup, et dont j’étais curieux de découvrir le talent de conteur. Car c’est vraiment écrit comme un roman mais avec une veine parfaitement biographique puisque l’espion est son grand-père, et lui-même l’enfant du titre. J’ai vraiment énormément aimé cet ouvrage qui fait découvrir ce pan très privé de la vie de Brossat, et qui contient une vraie fibre romanesque et de chouettes sentiments familiaux.

Ne tirez pas sur l’oiseau moqueur (Harper Lee) (2016)

Ah oui, là c’est vraiment du rattrapage. Mais c’était une lacune que je devais bien combler un jour. Et je comprends pourquoi ce roman est une véritable pierre angulaire de la littérature américaine, avec notamment un prix Pulitzer 1961. On peut encore le lire aujourd’hui avec un souffle de modernité inouï, un style qui n’a pas pris une ride, et une histoire tellement universelle qu’elle pourrait bien se jouer ces jours-ci. Pas mal du tout. ^^

Sunset Park (Paul Auster) (2016)

Ce n’est pas un « grand » Paul Auster, mais j’ai aimé y retrouver sa plume et ses gimmicks. Il y a également un rythme et une prosodie qui m’ont toujours plu, et que j’ai retrouvé avec bonheur.

Le roman du mariage (Jeffrey Eugenides) (2016)

J’avais adoré son roman phare Middlesex, et celui-ci est également très plaisant. Il y a un vrai plaisir de lecture avec ce style très enlevé et agréable, et un humour vraiment grinçant parfois qui me touche.

Constellation (Adrien Bosc) (2016)

Un premier roman qui se retrouve avec le Grand prix du roman de l’Académie française et qui évoque l’avion Lockheed Constellation du vol Paris-New-York Air France qui s’est écrasé le 27 octobre 1949 sur le Pico da Vara, une montagne de l’île São Miguel, dans l’archipel des Açores, avec 48 passagers et membres de l’équipage de l’avion, dont Marcel Cerdan et la violoniste Ginette Neveu2. Bah ça m’avait intrigué. Et en effet, c’était pas mal du tout, même si je n’ai pas été emporté par son style. Mais tout de même, le roman à partir d’une anecdote fonctionne très bien.

Recueil de nouvelles de SF de l’Institut Kervegan : Un bouleversement majeur à venir dans le monde du travail (2016)

C’est un tout petit truc que j’avais eu gratuitement, mais ça m’avait beaucoup plu ce recueil avec des textes de SF très variés (un peu à boire et à manger, je l’avoue). Quelques nouvelles avaient beaucoup de potentiel, et la SF me nourrit toujours très positivement l’imaginaire (bon parfois ça nourrit aussi ma dépression existentielle mais c’est une autre histoire ^^ ).

La septième fonction du langage (Laurent Binet) (2017)

Oh ce que j’ai aimé ce livre alors !! Très bien écrit, et surtout un mélange très savoureux entre fiction et vrais personnages, avec notamment Roland Barthes en protagoniste principal juste avant sa mort. Ce dernier ayant poussé très avant ses recherches sur le langage, et ayant découvert cette septième fonction du langage3 qui serait un outil offrant un pouvoir de conviction total sur son utilisateur. Et voilà que Mitterrand gagne les élections, alors que c’était le dernier à avoir déjeuné avec Barthes… Et on y découvre que Barthes aurait en réalité été assassiné dans un immense complot visant à acquérir de secret incroyable. On croise dans ce roman toute l’intelligentsia des années 80 avec Sollers, BH Lévy, Umberto Eco, Foucault et bien d’autres. Cette sorte d’uchronie est assez jouissive de par ses références et la finesse de ses propos, en plus de proposer une action très soutenue. Cela ferait un très bon film !

Venez, vous dont l’oeil étincelle (Jean-Christophe Duchon-Doris) (2017)

Encore un de ces romans historiques que j’aime beaucoup, et là encore de Jean-Christophe Duchon-Doris, dont la plume est très agréable et alerte. J’aime beaucoup aussi le fait d’avoir avec ses bouquins des explorations de périodes et de personnages historiques très différents, là nous sommes en l’an 736 dans le sud de la France, donc juste après Charles Martel à Poitiers, et c’est un croisement assez drôle entre la fin de l’Antiquité (le personnage principal est un « Patrice » de Marseille), les Francs qui s’imposent depuis le nord, et les Sarrasins qui conquièrent depuis le sud.

Arrête avec​ tes mensonges (Philippe Besson) (2017)

Le livre a eu un grand succès, et il est à la fois dans la veine des bouquins de Besson, ni plus ni moins. Mais il a ce truc en plus très important c’est qu’il est autobiographique tout en étant un roman. On sent l’écriture quasi passionnelle de l’auteur à certain moment, et son style est vraiment porté par une quête de vérité, et une belle authenticité dans les rapports humains qui y sont figurés. Ce supplément d’âme en fait un très bon roman au final.

Avant les hommes (Nina Bouraoui) (2018)

J’en avais parlé plus de dix ans avant, j’ai mis du temps mais je l’ai lu. ^^

  1. Tout le monde gay en tout cas. ^^ ↩︎
  2. Pompé sur la page Wikipédia du type. ↩︎
  3. Ces fonctions sont basées sur le célèbre schéma de Jakobson que j’aime tant. ↩︎

A Gay Manifesto (Carl Wittman) : « Out of the closets and into the streets »

C’est en lisant l’article ci-dessous qui évoque ce singulier « Gay Manifesto » qui date de Stonewall (à priori écrit juste avant, mais Cy Lecerf Maulpoix explique que certaines mentions évoquent une écriture plus tardive), que j’ai découvert Carl Wittman.

Après quelques clics sur les Internets, j’ai trouvé le texte d’origine, et le voici pour votre propre curiosité ou édification. ^^

Ce truc est incroyable, et j’ai vraiment eu beaucoup d’émotion et quelques épiphanies en le lisant car ça pourrait carrément être un texte d’aujourd’hui. Et donc c’est aussi assez frustrant et cinglant, en même temps que c’est génial. Oui c’est génial de se dire qu’il y a encore une vraie filiation d’idées et de positions entre un pédé de 1970 et un pédé d’aujourd’hui, mais c’est terrible de se dire que l’on serine la même chose depuis plus de 50 ans, et que les changements ont certes eu lieu, mais ça reste tout de même encore un objectif non atteint. Evidemment cela résonne aussi particulièrement avec cet essai sur la « pédérité » que j’ai récemment évoqué, on pourrait vraiment y lire des lignes très similaires, ou même plaquées mots pour mots.

Il faudra que je lise le bouquin de Cy Lecerf Maulpoix qui offre une traduction de ce texte et surtout un commentaire qui doit être passionnant, mais c’est pas mal de d’abord le lire et se faire aussi son opinion (sans doute moins contextualisée car je suis loin d’être un spécialiste de l’histoire des mouvements LGBT). En tout cas, pour qui est un peu versé en anglais, ça se lit vraiment très facilement et ce ne sont que quelques pages de texte avec une forme très didactique et qui revêt vraiment cet effet « manifeste ».

Il y a d’abord cette introduction sur le rôle particulier de San Francisco pour les homos, et ça m’a irrémédiablement fait penser à ce que j’ai pu maintes fois écrire ici et ailleurs sur le rôle de Paris et du Marais pour moi pendant des années. Les choses ont bel et bien changé à ce sujet, et, comme SF aujourd’hui, Paris est moins le havre qu’il a été pour nous, mais ça reste une Mecque indéboulonnable pour les petit·e·s queers et torduEs qui cherchent l’émancipation.

Mais Carl Wittman commence son texte avec une métaphore forte et frappante en évoquant nos situations de « gay refugees » en parlant de SF comme « un camp de réfugiés pour gay ». Il évoque tous les américains qui ont fui de tous les coins du pays pour s’y retrouver, et c’est clairement assez analogue à Paris pour la France. Cette première métaphore est une des nombreuses qui émaillent le texte, et après une certaine solidarité avec la situation de personnes migrantes cherchant un refuge, il fait rapprochements sur rapprochements avec des luttes antérieures que ce soit celles des noires, des femmes ou plus étonnant l’écologie (en tout cas ça m’a étonné que ce soit un rapprochement aussi ancien).

Après le manifeste de manière très structurée propose plusieurs pistes de réflexions, et pour l’époque j’imagine que certains se décrochaient la mâchoire à lire cela, aujourd’hui heureusement la majorité des gens se dirait sans doute « bah oui hein ».

Donc d’abord Car Wittman explique des petites choses sur l’homosexualité, et des assertions évidemment essentielles pour expliquer ce que c’est et ce que ce n’est pas. On a donc tout une première partie sur l’orientation sexuelle, et notamment après avoir défini l’homosexualité, un second élément fort consistant à célébrer la bisexualité et on dirait aujourd’hui quelque part la « non binarité » dans les orientations ou la « pansexualité ». Il affirme avec une phrase qui m’a beaucoup fait sourire (mais à laquelle je souscris complètement) : « Les gays commenceront à se tourner vers les femmes quand 1) ce sera quelque chose de voulu et non d’obligatoire, 2) quand la libération des femmes aura transformé la nature des relations hétérosexuelles ». Et v’lan !!!

La seconde partie du manifeste est à propos des femmes, et en tout premier chef évidemment on regarde du côté de la cause lesbienne. Il reconnaît aussi que le machisme est un fléau chez les gays, et que la libération des femmes est une pierre angulaire du combat LGBT. Il évoque de manière très intéressante le rôle de la sexualité par exemple, qui chez les homos a plutôt été une source d’émancipation et un « symbole de liberté », tandis que pour les femmes une des origines de leur oppression. Et donc il y a nécessité à travailler avec ces alliées évidentes.

La troisième partie nous renseigne sur les « rôles » dans la société et les images perçues des différentes types de gays notamment. Mais il commence par fustiger le fait de vouloir rentrer dans le rang et d’imiter les hérétos dans leurs comportements, rites ou aliénations. Et évidemment le mariage dans sa forme actuelle n’est absolument pas prôné, on devra profiter de nos luttes pour le transformer et s’inventer peut-être de nouvelles manières de « faire couple ». Et ce qui m’a aussi beaucoup fait plaisir c’est de lire qu’il faut déjà à l’époque lutter contre la follophobie et cette sacro-sainte et détestable « bonne image ». Carl Wittman célèbre déjà les hurlantes, les drags et toutes les personnes « non conformes » qui sont au cœur de l’oppression et donc du combat.

J’ai été très étonné par l’insistance sur le coming-out et le fait que personne ne devrait être dans le placard, et que la finalité de tous les homos du monde est d’être « out ». Je suis vachement d’accord avec ça, mais ça m’étonne de le lire comme un des axes de libération aussi important. Mais d’un autre côté, à cette époque j’imagine que les militants devaient être super frustrés de se battre contre des moulins à vent, alors qu’ils connaissaient des tas de pédés dans le placard, et qui empêchait une visibilité dont on sait à quel point c’est une arme redoutable pour faire changer la société.

La partie suivante, sur l’oppression justement, détaille bien les stratégies ennemies, et c’est hallucinant de voir aussi comme c’est parfaitement actuel. Il suffit de voir les mouvements anti mariage pour tous d’il y a dix ans pour s’en persuader. Et on y parle aussi du grand danger de l’oppression « internalisée » (Self-oppression) par la propre communauté LGBT, celle qui notamment impose la « bonne image » et des statu quo par rapport à son propre cadre de référence et surtout son statut précaire de « parvenu ». On y comprend aussi toutes les luttes intestines et les dissensions qui ne sont que pain béni pour les ennemis de la cause.

La cinquième partie sur le sexe est un texte assez important et qui m’a pas mal étonné. Mais c’est vrai que l’on était dans une époque où la libération sexuelle n’était vraiment pas derrière nous, et à certains égards je vois bien qu’elle ne l’est toujours pas. Donc c’est aussi un élément clef du manifeste qui redit que le sexe c’est un truc sympa et pas sale. ^^ Mais il va super loin en disant qu’on doit remiser les notions d’actifs (pénétrants) et de passifs (pénétrés) et de toutes les notions de domination sociale qui s’y rapportent. C’est fou comme le texte évoque à chaque fois des choses dont j’ai l’impression qu’elles sont assez récentes, et pas du tout. (Bon, sachant que c’est Monique Wittig notre démiurge qui a tout inventé et déclenché de toute façon. Bravo les lesbiennes !!!) Et c’est marrant l’auteur va aussi jusqu’à évoquer les fantasmes sur l’âge ou la condition physique, et la nécessité de dépasser aussi ces carcans de nos propres mouvements.

La sixième sur nos ghettos est intéressante car elle reboucle déjà sur certaines notions. On y lit notamment qu’on crée ces espaces pour qu’ils soient sûrs et à notre image, et avec nos règles, mais qu’au final il y a récupération et exploitation par la société (et du capitalisme). On peut toujours être dubitatif sur celui-ci, car il faut à la fois être acceptant de tous et toutes, et utiliser aussi ces havres comme des lieux de médiation, de mélange, de sensibilisation et d’éducation, donc attractif pour tout le monde, mais gardant son âme… Un peu complexe à atteindre comme finalité.

La dernière partie se focalise sur ce qu’on appellerait aujourd’hui la « convergence des luttes », et c’est drôle et passionnant car il en fait des assertions très pratiques sur la manière dont on doit aborder les différents groupes. Donc on a des conseils de coalition et coopération avec les femmes, les noirs, les latinos etc. Et on n’est pas non plus dans l’ignorance de l’homophobie plus ou moins internalisée de ces groupes, donc ce n’est pas non plus le monde des bisounours, mais au contraire un positionnement assez rationnel et sérieux, et c’est assez épatant de se dire que 50 ans plus tard, on n’est pas loin d’écrire à peu près la même chose.

J’aime beaucoup le dernier groupe qu’il appelle les « homophiles », et qui sont aussi présents chez nous. Ce sont les gays les plus conservateurs et les moins militants en apparence, que certains taxent d’ailleurs de profiteurs (ils profitent des luttes sans faire aucun effort ou prendre aucun risque), et qui sont vraiment dans cette continuelle recherche de statu quo et de « bonne image » que j’exècre tant. Dans les années 50 à 80, c’était à peu près le terrain de l’association « Arcadie » et aujourd’hui ce serait pour moi GayLib ou L’Autre Cercle. Et il faut toujours raison garder, car on ne peut pas non plus être contre ces associations qui font aussi le job à leur manière. Roger Peyrefitte qui est un des fondateurs d’Arcadie est aussi l’auteur des Amitiés particulières qui est sorti en 1943, et dont on ne peut pas nier l’importance dans l’histoire du mouvement gay en France.

Et donc les conseils de Carl Wittman pour ce groupe :

1) réformistes ou minables1 parfois, ce sont nos frères. Ils progresseront comme nous avons progressé. 2) ignorez leurs attaques. 3) coopérez quand la coopération est possible sans compromission majeure. »

Encore une fois, c’est super actuel !! Et enfin la conclusion avec en résumé les 4 choses2 à retenir selon Carl Wittman :

1) Libérons nous : sortez du placard, lancez vous dans des activités politiques et défendez vous.
2) Libérez les autres gays : parlez tout le temps, comprenez, pardonnez, acceptez.
3) Révélez/libérez l’homosexuel en chacun : ce sera très difficile avec certaines personnes, mais il faut rester modéré et continuer à parler et agir librement.
4) Nous jouons un rôle depuis longtemps, donc nous sommes devenus des comédiens accomplis. Maintenant nous pouvons commencer à être nous-mêmes, et ça va être un très beau spectacle.

C’est vraiment marrant comme le coming-out était l’alpha et l’oméga de ce manifeste, mais après tout ça tombe sous le sens quand on se remet dans le contexte de 1969. L’existence même des LGBT et leur visibilité étaient la première pierre à l’édifice, et là au moins on peut se dire que oui les choses ont bien changé. ^^

Je vous mets aussi ce super document qui est publié par le même organisme « Red butterfly ». Il s’agissait de la cellule marxiste du New York Gay Liberation Front, et c’est passionnant de lire justement la convergence LGBT/anticapitaliste (et qui dans les faits atteint sa propre limite lorsqu’on lit le texte).

  1. J’ai beaucoup de mal à traduire « pokey », c’est peut-être une grosse erreur de ma part. ^^ ↩︎
  2. Encore une fois, une traduction très approximative ↩︎

Les mémoires d’un chat (Hiro Arikawa)

On m’a offert ce bouquin, on ne se demandera pas pourquoi évidemment. Hu hu hu. C’est l’essence même de la littérature japonaise pour moi, avec un phrasé qui est absolument typique et reconnaissable, malgré la traduction (je ne parle ni ne lis ou comprends le japonais) en français. Il y a un rythme et une certaine concision qui vraiment sont le point commun de beaucoup de romans nippons. Et puis là, en l’occurrence, il y a cette originalité bien singulière aussi : c’est vraiment le journal d’un chat !!

Très concrètement Nana nous explique ce qu’il vit avec son maître Satoru. Ce dernier a un gros changement dans sa vie, et il veut absolument trouver un bon foyer pour son chat adoré Nana (comme le chiffre 7 en japonais, et apparemment la forme de la queue du chat en idéogramme ou kanji, c’est à dire ça). On va donc suivre une sorte de parcours initiatique à la fois pour Nana et Satoru, alors que ce dernier rend visite à ses amis les plus chers, de la petite enfance à sa vie d’adulte, et qu’il tente de les convaincre de s’occuper de son chat.

C’est l’occasion bien sûr pour Nana d’en apprendre plus sur Satoru, et de dresser un curieux portrait d’humain par un félin. Et le stratagème littéraire fonctionne carrément à merveille, car cette distance « animale » permet de traiter l’histoire avec une certaine candeur ou naïveté qui rend d’autant plus touchant tous les petits ou grands drames qui sont dépeints. De l’enfance de Satoru à sa vie d’adulte, mais en passant aussi par les propres atermoiements du chat, on a vraiment l’impression d’être le témoin à yeux et perception de félin. Et cette narration toute nippone, en retenue mais parfois d’une franchise déconcertante, avec des sous-entendus et des non-dits, distille une alchimie très délicate qui arrive à nous communiquer de très belles choses et relations entre les protagonistes.

C’est un très beau roman, fin, ciselé, assez rigolo aussi par moment, et qui est, bien que tout à fait anthropomorphe, exactement conforme à l’idée qu’on pourrait se faire des mémoires de Nana, et Satoru. C’est drôle comme on peut parfois, et à raison, considérer les différences extrêmes entre européens et japonais, mais souvent aussi se rejoindre dans des perceptions aussi surréalistes et touchantes. Le bouquin est très connu dans le monde entier, je suis content de l’avoir lu à mon tour. ˆˆ

Pédés (Collectif)

Oh là là, bien sûr que je me devais de lire ce précieux ouvrage. Un essai écrit à 8 mains, et 8 pédés qui s’interrogent justement sur leur « pédérité » et cette notion même. Je parle à peu près depuis vingt ans ici du retournement du stigmate et de cette étrange réappropriation d’une insulte qui a marqué ma propre enfance et adolescence, mais qui est devenue aussi curieux emblème de mon émancipation et ma liberté d’aujourd’hui. Quand beaucoup de jeunes gens queer sur les Internets en mode SJW ont commencé à partir à la chasse à l’insulte « pédé »1, ces jeunes gens là poursuivent la réappropriation jusqu’à en proposer une sorte de « sororité pédée » : une pédérité.

J’ai eu un peu peur quand j’ai lu le bouquin en pensant que ça me tomberait des mains en roulant beaucoup trop les yeux vers le ciel. Mais c’est tout le contraire qui est arrivé. Car ce ne sont pas quelques stances militantes lancées en tombereaux sur un réseau social ou un fil de touites d’assertions excluantes de toute réflexion nuancée. Bien au contraire, ce sont des textes posés et réfléchis, qui proposent et assument la nuance, tout en conservant des opinions fortes et tranchées. J’ai beaucoup aimé aussi la diversité des personnes et des écrits, on a vraiment de tout entre de l’essai très philosophique ou plus journalistique, des témoignages très personnels, des professions de foi militantes et engagées, ou des formes mixtes très inspirées et parfois carrément poétiques (selon moi ^^ ).

J’ai tout de même de temps à autre levé les yeux au ciel, mais vraiment très peu par rapport à ce que je redoutais. Et j’en suis plutôt ressorti avec un peu d’espoir pour l’humanité gay, ce qui fait toujours du bien. Il faut savoir que je n’étais pas spécialement optimiste sur ma propre génération non plus (et je ne suis pas moi-même le militant le plus exemplaire, je le reconnais). Outre cela, je n’ai jamais été non plus un chantre du « c’était mieux avant ». Mais là je me suis dit, que ces personnes là ont bien fait de sortir ce livre, au moins juste pour me faire ce plaisir à moi. Hu hu hu.

On va trouver dans le livre les textes des auteurs suivant : Anthony Vincent (Peau noire, masque arc-en-ciel), Camille Desombre / Matthieu Foucher (Pédé·s dans la peau), Adrien Naselli (Mickaël), Ruben Tayupo (Pas de frontières dans nos fiertés), Nantené Traoré (Fille à), Julien Ribeiro (Untitled – Portrait of a Silent Fag, 2022), Jacques Boualem (Zemel), Florent Manelli (Paris – Perpignan). Un des passages qui m’a tapé dans l’œil est celui qui justement s’empare selon moi le plus de cette notion de pédérité, notamment en reprenant Monique Wittig (à qui nous devons tellement), et en s’inspirant de ses pensées sur les lesbiennes. Et ça m’a plu aussi que les pédés s’inspirent des goudous pour une fois. ^^

Politiquement, l’idée que les gays sont « des hommes » m’a toujours paru à côté de la plaque. Assez limitée politiquement. Depuis longtemps, quand j’observe les mecs hétéros, les vrais mecs, je me dis qu’on n’est pas câblés de la même manière. Mais avec les années, cette intuition s’est précisée : pédé est un genre en soi. Dans La Pensée straight, Monique Wittig avance que la différence des sexes et les catégories hommes et femmes n’existent que dans un rapport de domination, afin de justifier l’exploitation des secondes par les premiers au sein du régime politique de l’hétérosexualité. Lors d’une célèbre conférence de 1978, elle conclut : « les lesbiennes ne sont pas des femmes » – et provoquera un tollé à l’époque. À partir de la matrice lesbienne matérialiste wittiguienne, on peut également arguer que, ne tuant pas, n’abusant pas, ne violentant pas et n’exploitant pas les femmes dans la vie domestique, les gays ne sont donc pas des hommes non plus.

Camille Desombre / Matthieu Foucher (Pédé·s dans la peau)

Et ça, ça m’a touché car j’ai vécu la même chose il y a plus de 25 ans, mais je hurle sans arrêt depuis, c’est mon seul carburant. ^^

Je suis pédé, ce n’est pas qu’une question de fierté, c’est désormais un cri que je pousse dans le silence assourdissant de l’indifférence, dans la brutalité des clichés, dans la violence de l’oppression. Je le hurle à chaque coin de rue parce que c’est comme cela que je me sens vivant désormais, que j’existe, que chaque matin je peux poser un pied devant l’autre.

Florent Manelli (Paris – Perpignan)

Décidemment, j’ai beaucoup aimé le texte de Florent Manelli, et je pourrais vraiment écrire la même chose. Avec peut-être un modèle un peu plus inclusif ou le genre queer finit vraiment par épouser le genre humain, simplement et totalement. C’est mon utopie à moi ça. ^^

Je veux désormais vivre dans un endroit où je ne serai pas obligé de faire mon coming out quasiment chaque jour, où je pourrai m’extirper de modèles de masculinité étouffants, un endroit où tout ce qui a été vu chez moi comme un défaut sera, ici, considéré comme un bonheur, une joie, une beauté. Je veux utiliser cette énergie pour lutter, construire un avenir pour ma communauté, pour moi. Les lieux de vie autonomes et communautaires en dehors des villes répondent, je crois, à ce besoin. Peut-être que la quête d’une spiritualité gay, d’une autonomie collective, politique et économique est possible et que je devrais me diriger vers elle ?

Florent Manelli (Paris – Perpignan)

Et ça c’est ma conclusion, parce que c’est une phrase pompier à mort, totalement Drama Queen et hurlante, et donc que je fais mienne en absolue et assumée symbiose. Le bouquin vous tire vers le haut, même si justement c’est parfois un peu « too much », mais un peu de lyrisme fait tellement de bien, et c’était aussi sans doute ce que j’avais besoin de lire, encore un de ces trucs qui me font espérer que l’on est encore capable de s’émanciper un peu plus, et par là même de libérer la pédérité en nous tous et toutes.

Ce petit feu intérieur, qui crépite à chaque seconde et qui a failli me brûler pendant tant d’années, j’ai désormais appris à le manipuler pour ne plus me blesser. Avec ma voix enflammée, mon corps embrasé et mes phrases ardentes, désormais je vais tout brûler, je le sais.

Florent Manelli (Paris – Perpignan)

Edit du 15/12/2023 : Ci-dessous un échange avec Camille Desombre qui précise un peu l’adoption réelle de la « pédérité ».

juste une petite précision : l’idée de pédérité n’est pas forcément une proposition collective, mais bien une des idées centrales que je défends et théorise dans mon texte (je précise parce que je ne suis pas sûr que tous les auteurs s’y reconnaissent)

Et ma réponse : Ahah tu fais bien de préciser, mon idée n’était pas forcément que ce soit la même pour tous les auteurs, mais que tout le monde en défendait une forme et une définition. Avec même pour certain une forme de défiance sur un mythe, mais c’est vrai que je n’ai pas brodé là-dessus. Et c’est ma propre lecture implicite qui implique donc de grosses erreurs. Huhuhuh. Merci pour le complément, je vais rajouter cela. Et merci pour cette notion qui m’enchante comme tu peux le lire. ^^

  1. C’est un procédé largement utilisé par les homophobes eux-mêmes pour faire bannir des réseaux sociaux (j’ai subi ça n fois) les homosexuels utilisant le terme entre eux. ↩︎

95 (Philippe Joanny)

95 c’est 1995 bien sûr, et c’était fascinant de lire ce bouquin pour moi car ce fut une année charnière super importante. 19 ans ce n’est pas rien, et tout juste pédé en quête d’émancipation, outé auprès de tous mes amis, encore banlieusard mais déjà très parisien, je me souviens très précisément de cette année là. La photo en figure de proue date de décembre 1995, on s’apprêtait à aller au Queen avec des anciennes copines de lycée, et de plus récents amis pédés, goudous et alliés. 1995 était l’année de transition par excellence.

J’ai un peu moins de dix ans de différence avec l’auteur, et c’est fou mais ça change beaucoup de choses. Et puis, ce qui est drôle ce sont les univers quasi parallèles dans lesquels on évolue, même si je reconnais absolument tout ce qui est décrit. Et donc alors que je débarquais tout juste à Paris en 1994 et que je faisais mes premiers pas, l’auteur était déjà un habitué du Marais avec sa bande de potes, et une vie de pédé bien épanouie.

Ce qui touche aussi beaucoup, et vient en immense contraste avec mes propres expériences, c’est bien sûr le VIH, qui dans les années 90 est encore une pandémie fatale pour les malades, et qui en plein milieu va voir un infléchissement complètement fou avec l’émergence des trithérapies. Le bouquin est exactement à ce moment de frémissement de ces nouvelles découvertes, avant de voir tous ces malades quasi « ressuscités », et pour certains éberlués de cet éloignement durable d’une mort vécue comme inexorable pendant trop d’années. Mais donc là, avec Philippe Joanny, c’est entre les années Cyrille Collard1 et les miennes. C’est le banlieusard qui apprivoise Paris, et le pédé qui s’émancipe parmi les siens, avec une drôle d’épée de Damoclès qui tombe réellement sur trop de ses proches.

Le bouquin est sur une forme assez simple, et même son style est assez direct et brut, mais il a justement la beauté du texte authentique et tiré de l’expérience vécue. J’aime beaucoup aussi, et sans doute parce que j’en suis aussi féru, son rapport à la ville et à Paris, et ses descriptions de la ville en transformation, des quartiers qui étaient encore sales et par endroit insalubres. J’ai vraiment eu des flashs de l’époque en lisant ces lignes.

La zone formait une poche dans le tissu de la ville, un endroit oublié dans la marche du temps, comme si on était tombé dans une faille spatio-temporelle et qu’on était transporté dans le Paris en noir et blanc d’avant guerre. À part les miséreux et les marginaux, les laissés-pour-compte qui se réfugient dans ce genre d’endroit, personne n’avait envie de vivre là. Les logements étaient pourris mais, les loyers étant ridiculement bas, quelques types ont flairé l’affaire et y ont ouvert les premiers bars. Ils étaient sûrs qu’ici personne ne viendrait les emmerder, pas même les bandes de fachos qui aimaient casser du pédé. Seulement, les lieux étaient chargés du poids des drames de l’histoire. Les rafles de juifs dans le ghetto, les aristocrates guillotinés deux siècles plus tôt. Le Marais était peuplé de fantômes, et je n’y ai croisé aucune ombre. Je m’enfonçais dans des rues étroites et sinueuses, des venelles étranglées sinistres où s’alignaient des hôtels particuliers vides aux vitres crasseuses, des taudis squattés ou barricadés et des maisons ventrues fissurées sur le point de s’écrouler, vouées à la démolition. Les stores des magasins baissés, les murs couverts de tags et de pisse, et les trottoirs jonchés d’ordures. J’avais l’impression de traverser le royaume des junkies et des chats crevés. J’ai remonté la fermeture éclair de mon blouson, et je me suis dépêché de filer.

Le roman raconte cette bande de potes qui évoluent dans la fête et les combines, et qui conjurent le mauvais sort ou les mauvais bilans de santé par encore plus de fêtes et de substances pour résister jusqu’au lendemain. Mais pas de misérabilisme, c’est avant tout des amis qui se racontent avec une certaine alacrité. Le narrateur explique la mort brutale d’un des potes, et il interroge toutes ses accointances pour savoir comment tout le monde se connait. Il en ressort un imbroglio génial et parfois très confus, avec plein de gens qui couchent ensemble (on est surpris ^^ ), des amitiés croisées, des enterrements abscons pour de bien trop jeunes gens, et des petits bouts de vie en écho à toutes les nôtres.

Certaines blessures ne cicatrisent jamais. En quatre-vingt-dix, je pars de chez mes parents pour partager un appartement avec Fred et Clément. Ils avaient tous les deux grandi dans l’Est et ils étaient venus ensemble à Paris. Clément menait une vie à l’opposé de la nôtre.
Pendant qu’on se défonçait comme des furieux et qu’on se dépensait sur les dancefloors pour ne plus avoir à penser, Clément, lui, passait ses week-ends à randonner avec ses copines lesbiennes à travers champs et forêts. Il buvait du thé vert quand nous on s’enfilait la vodka la moins chère. On se moquait de ses cours de cuisine macrobiotique et de yoga, et lui se laissait gentiment charrier. Clément était la gentillesse et l’humilité mêmes.

C’était un garçon au charme suranné, une grande perche au visage osseux criblé de taches de rousseur, le regard doux, un tantinet efféminé, avec des manières nunuches qui me touchaient. À vingt-cinq ans, Clément était déjà contaminé depuis plusieurs années. Un an après l’emménagement, il est tombé malade. Une infection causée par un parasite de l’intestin, l’une des plus agressives qui soit. En quelques mois il s’est vidé. Il passait ses nuits à courir aux toilettes, entre les portes qui claquaient et la chasse d’eau en continu, le boucan nous réveillait et on râlait comme deux imbéciles, sans réaliser ce qui lui arrivait. J’avais vingt-deux ans, Fred vingt-quatre et on ne pouvait pas imaginer que ce soit possible, que l’horreur nous touche d’aussi près. C’est le propre de la jeunesse de se croire immortelle. On refuse de comprendre par réflexe, comme on se couvre les yeux avant l’impact. Et puis, un matin, Clément n’a plus eu la force de se lever. Lui qui n’était déjà pas gros ne pesait même pas quarante kilos. Il n’avait plus que la peau sur les os. Il était si faible qu’il a fallu l’hospitaliser. Ce jour-là, on a compris que ça ne traînerait pas, on avait intérêt à se dépêcher avant que ce soit trop tard. Il fallait aller le voir et pourtant on n’y allait pas. Il y avait toujours une excuse, et l’excuse nous rendait chaque jour un peu plus minables.
Jusqu’à ce qu’il ne nous soit plus permis de reculer. On est donc allés à Saint-Louis. Je m’en souviens, c’était une fin d’après-midi, il faisait nuit, l’air était humide et un vent glacial balayait les rues. Nous allions faire des adieux, moi fixant le trottoir et Fred le bonnet sur les yeux, en silence, sans parvenir à y trouver un sens. Quand on est entrés dans la chambre, Clément a tourné la tête vers nous en étirant un étrange sourire de squelette, et ça m’a fait mal au ventre de ne pas réussir à le soutenir. On s’est assis sur des chaises contre le mur et on est restés là, ratatinés sur nous-mêmes comme deux moineaux fébriles.

Sur la thématique de la ville, de la banlieue, je ne sais pas pourquoi mais ce texte par exemple m’a énormément parlé. Cette écriture à la serpe et cette crudité des gens « vrais » me touchent.

J’habitais toujours chez mes parents, à Rosny-sous-Bois, en proche banlieue. J’avais dévalé la colline par le sentier de terre battue, par les fourrés du petit bois où les types allaient discrètement bricoler, à l’époque ce n’était pas construit comme aujourd’hui, on était tranquilles pour se tripoter. En sortant du bois, j’avais descendu des rues sinistres bordées de maisons lugubres, et une fois en bas, au centre commercial, j’avais fendu le parking à ciel ouvert pour rejoindre la non moins lugubre gare de Rosny-Bois-Perrier. Sur le quai en plein vent, j’avais allumé une cigarette en attendant mon train. Je fumais des Flash 85, c’était du foin mais je m’en foutais, le paquet était tellement classe. Arrivé à la gare de l’Est, je n’étais pas passé par les pissotières, que j’avais pourtant pratiquées pendant des années, quand on ne sait pas où aller et qu’on est sur les dents on est bien obligé, seulement la lumière agressive des néons, l’odeur puissante et âcre de pisse et de détergent, cette manière qu’ont les hommes de se pencher en avant et de zieuter de travers, coincé entre un timide et un vieux vicelard, le foutre craché sur la faïence comme un mollard, ces décharges qui laissent un sentiment de dégoût, l’impression d’être un déchet parmi les déchets, ce jour-là je m’étais dit non merci, plus jamais.

Ayant passé la majeure partie du milieu des années 90 à toute la décennie 2000 à errer de clubs en soirées ou en bars, j’ai aussi aimé ce passage qui m’a remémoré les moments où j’observais mes coreligionnaires, alors que tout autour de moi s’enfonçait dans les brumes alcoolisées ou chimiques, je me posais souvent un peu à l’écart pour les embrasser de mon regard. La chute n’était pas la même à mon époque, et on est encore à un degré en plus de libération et de quiétude aujourd’hui, ce qui est autant incroyable, qu’inespéré, et une putain de bonne chose. Mais le texte a le mérite de se remettre exactement dans l’année 1995, c’est chirurgical et précis, mais ça fonctionne diablement bien.

Si bien que, ce jour-là, les derniers rayons de soleil, en plongeant à travers les immenses baies, éclairaient les visages, les épaules et les nuques d’une nuée veloutée. La scène m’a paru d’une beauté presque sacrée, l’espace d’une seconde j’ai même pensé que ma présence relevait d’un miracle. Le bar était bourré à craquer, personne ne se bousculait mais personne ne pouvait avancer, il y avait tellement de bruit que les mecs hurlaient, partout des cris, des rires aux éclats et, pardessus le boucan, dans les haut-parleurs Donna Summer chantait son tube planétaire. Sur des plages de synthétiseur, la diva du disco répétait en boucle qu’elle sentait l’amour monter. Ses vocalises de chatte amoureuse coulaient dans la lumière dorée de cette fin de journée, sur tous ces visages radieux, insouciants. L’image était d’une perfection telle que je pensais avoir vécu jusque-là dans l’attente de voir ce jour arriver. Je le sentais dans mon ventre, mon émotion était si vive que j’aurais pu en pleurer. Je ne savais pas si c’était de l’amour, mais moi aussi je sentais quelque chose monter. Le moment était venu de boire une bonne bière fraîche. Je me suis faufilé entre les torses en me disant que ma place était là, je venais de la trouver, il ne me restait plus qu’à la prendre et à l’occuper.

Mais ce dont j’étais à mille lieues de me douter, c’est qu’au moins la moitié des gens présents étaient contaminés, et donc condamné

  1. C’est fou comme cette personne retombe dans l’inconnu, un peu comme Guillaume Dustan, et même chez les homos. Bien sûr, ces gens sont connus de beaucoup de monde, mais je vous assure qu’en moyenne ils sont bientôt totalement enfouis dans les limbes. ↩︎

Le prince de Cochinchine (Jean-François Parot)

Piouuuu, c’est le dernier Nicolas Le Floch écrit par Jean-François Parot. Ce dernier est décédé il y a quelques années maintenant, et c’est Laurent Joffrin qui a pris la relève. Je suis assez content d’avoir lu les 14 bouquins, et d’en avoir parlé ici depuis le 4ème. Cela fait plus de 25 ans que je lis des romans policiers dans un contexte historique, et j’adore ce genre. La série des Le Floch a des qualités géniales pour le cadre parisien du 18ème siècle et son personnage de Commissaire du Châtelet, préposé aux affaire extraordinaires, qui croise toujours de véritables personnalités de la petite ou de la grande Histoire (et qui crèche à deux pas de mon propre ancien appartement parisien, on fréquentait d’ailleurs la même boulangerie rue Montorgueil c’est dire ^^ ).

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L’Évaporée (Fanny Chiarello et Wendy Delorme)

J’ai découvert le blog de Fanny Chiarello via la copine Gilda vers 2021, et je suis devenu très fan de ses photos et ses écrits en ligne. Mais quelle stupéfaction quand j’ai appris qu’elle avait sorti un roman écrit avec Wendy Delorme. Cette dernière est une écrivaine de talent mais aussi une militante queer que j’ai connue de manière inopinée alors que je m’apprêtais à emménager avec mon (futur) mari. Je raconte ça en prologue d’un de ses romans que j’ai lu.

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