La Zone d’intérêt (Jonathan Glazer)

J’avais vraiment beaucoup de curiosité pour ce film tout en ayant pas lu grand chose à son sujet. Et comme beaucoup, je me demandais comment filmer une histoire pareille, et les répercussions ou les messages passés plus ou moins subliminalement à montrer des nazis aussi comme des gens « comme tout le monde ». Mais j’ai trouvé le stratagème brillant et simple comme tout au final. Et ça fonctionne terriblement bien, et le film a donc tout son intérêt et déploie toute ses qualités au fur et à mesure que l’intrigue (très fine) se déroule.

Il faut dire que l’intrigue est secondaire, puisque ce sont les deux personnages centraux, et historiques, qui tiennent le film, et donc l’acteur et l’actrice qui les incarnent au premier chef. Le film évoque la vie quotidienne du directeur des camps de concentration et d’extermination d’Auschwitz-Birkenau et de son épouse : Rudolf (Christian Friedel) et Hedwig Höss (Sandra Hüller).

Mais on ne verra jamais directement les camps, ni même les prisonniers, ou fugacement, on est vraiment dans la facette de vie quotidienne où la famille Höss vit dans une grande et luxueuse maison avec un immense jardin (à quelques mètres des murs d’enceinte des camps de la mort), et profite aussi de la nature des environs pour faire des pique-niques et se baigner dans une rivière. Le film insiste bien sur cette vision idyllique du couple avec ses enfants, et sur l’attention portée à l’équipement de la maison, les nombreuses plantes et fleurs qui ornent le jardin, la piscine et les tobogans pour les enfants et leurs amis etc.

Mais on n’est jamais dupe, car il y a trop d’indices qui montrent où on est et ce qu’il s’y passe. Et cela rend la vision idéale de cet endroit encore plus flippant et empreint d’une odeur absolument méphistophélique. La vue étant troublée par ce qu’on voit, Jonathan Glazer utilise beaucoup le son pour nous faire comprendre ce qu’il se passe à quelques mètres. Et on a donc une bande-son terrible à base de cris, de pleurs, d’aboiement, d’insultes et de coups de feu, mais tout est étouffé et comme feutré, et parfaitement ignoré ou feint par les Höss, et surtout par Hedwig.

Cette dernière est la plus dingue et elle respire littéralement la folie à chaque plan. Elle se focalise complètement sur la chance qu’elle a, et les efforts qu’elle met à avoir son paradis à elle. D’ailleurs quand l’occasion est donnée à déménager à Berlin, elle refuse tout de go, et fait des pieds et des mains pour rester dans cet environnement paradisiaque et idéal pour élever leurs enfants.

On aperçoit en même temps par les interstices du film des prisonniers émaciés et en guenilles qui viennent rapidement et le plus discrètement possible, véritables esclaves apeurés et déshumanisés, chercher les bottes du commandant pour les nettoyer lorsqu’il rentre chez lui le soir, ou préparer son cheval pour qu’il parte pour ses inspections. On n’en verra pas plus, sinon les cheminées qui crachent fumées noires, flammes et braises, et le balai des convois qui est évoqué en filigrane.

On comprend juste que tout est affaire de logistique et d’efficacité, et que c’est la spécialité de Rudolf Höss. Il est célébré comme le meilleur et celui aux méthodes les plus productives. Il présente des plans pour améliorer les procédés d’élimination, depuis l’arrivée des trains à la tuerie en masse, puis à la suppression des corps de manière industrielle et parfaitement maîtrisée : comme des rouages bien huilées et à la redoutable ingénierie et ingéniosité. Pendant ce temps, Hedwig et ses amies se partagent les manteaux de fourrure des femmes juives qui sont arrivées pour mourir dans le camps, et en toute conscience pérorent sur le bienfondé de leur destin.

Et tout cela avec cette démonstration continue de petit paradis exclusif, mais qui donc sue un soufre démoniaque de tous ses pores. La démonstration la plus explicite vient avec la visite de la mère d’Hedwig qui essaie de se convaincre que sa fille a décroché la timbale, et vit vraiment dans un endroit superbe. Mais alors qu’Hedwig est tout sourire et paraît guillerette, sa mère ne peut s’empêcher de tousser avec les fumées qui les entourent, et de s’inquiéter de ces murs d’enceinte si proches, d’entendre les bruits et cris du camp, et de voir ces cheminées qui crachent du feu et de comprendre parfaitement ce qui s’y trame. Elle fuit la maison le lendemain en secret, sans ne rien dire à personne, au grand dam de sa fille.

On a aussi les enfants qui s’amusent dans la rivière avec leur père, et qui doivent en sortir urgemment, car Rudolf Höss réalise que des morceaux d’os humains sont charriés par les eaux.

Bref ce procédé m’a vraiment paru aussi flippant qu’efficace, et en filigrane il permet de comprendre un peu mieux les personnalités de ce couple « extraordinaire ». Et même si on comprend aussi que c’était des êtres humains et des familles qui vivaient là avec leurs enfants, on a la juste et complète peinture avec le peu qui transparaît et dont le pouvoir suggestif est tout sauf négligeable.

En revanche, Jonathan Glazer a rajouté des effets qui m’ont paru un peu trop décalé et « arty » et peu nécessaire. On a ces passages où une petite fille se déplace la nuit pour mettre des pommes un peu partout sur le passage des prisonniers et travailleurs forcés. C’est filmé en « négatif » peut-être pour montrer l’envers du décor, mais ça ne sert pas très bien le propos selon moi, et c’est juste bizarre. De même les plans abruptement disposés à la fin du film entre une scène avec Rudolf Höss et la manière dont les femmes de ménage préparent le site historique actuel d’Auschwitz ne m’ont pas convaincu. C’était très bien de filmer et de monter ces scènes, mais ç’aurait pu être fait avec moins d’emphase. Le film est bien assez flippant comme ça.

Je retiens vraiment l’intérêt de voir la vie de ces personnes, et ce parti pris de ne pas montrer l’extermination de manière directe, mais bien de se focaliser sur le « paradis » pour le rendre encore plus malaisant et malfaisant, véritable illusion de théâtre derrière une usine à torturer, tuer et incinérer les gens.

Sandra Hüller déjà vu dans Anatomie d’une chute aurait aussi largement mérité un prix pour ce rôle, c’est assez fou d’ailleurs puisque c’est un sacré grand écart de jeu, mais elle confirme un talent vraiment dingue.

Je vous conseille la critique ci-dessous d’une keupine des Internets, je souscris à la plupart de ses remarques. Et il écrit fort bien !!

Anatomie d’une chute (Justine Triet)

Cela fait tellement de bien de voir un excellent film français, et en plus une palme d’Or à Cannes. Un film vraiment accessible en plus, pas intello ou abscons, juste un sacré bon film !! Parfaitement filmé et monté, merveilleusement joué (par Sandra Hüller et Milo Machado Graner), c’est vraiment chouette que Justine Triet soit ainsi célébrée, avec une œuvre qui a autant de mérites.

Le film est certes français mais a une veine très internationale puisque l’héroïne, Sandra, est une allemande qui a vécu à Londres, et a rencontré et épousé un français, Samuel, qu’elle a suivi dans la région grenobloise. Ils communiquent en anglais, et ils ont un enfant de dix ans, Daniel qui est non-voyant. Les deux sont écrivains, mais elle a réussi, et lui beaucoup moins. Et un jour qu’elle est interviewée par une thésarde sur son œuvre, son mari se jette par la fenêtre de leur chalet. Le film est donc littéralement l’anatomie de cette chute là, mortelle et mystérieuse.

Sandra est rapidement soupçonnée, et elle fait appel à un ami avocat pour la défendre. Le film devient rapidement un film de procès, et continue à être brillant et très soutenu dans son rythme (ce qui est une vraie prouesse). J’imagine que c’est par proximité de titre mais j’ai pensé à ce film d’Otto Preminger que j’adore : « Anatomy of a murder » (Autopsie d’un meurtre) qui est aussi un film de procès avec un génial James Stewart.

On a rarement l’occasion d’avoir de grands films de procès français, et finalement on connaît très peu le système juridique de chez nous. Je crois que celui qui est ma référence est « Les inconnus dans la maison » de 1942 avec Raimu et un tout jeune Mouloudji. On s’attend toujours à des objections et des 5ème amendement ou à des voir dire, mais évidemment pas en France où on se surprend d’avoir un avocat général qui est interrompu par la défense ou des injonctions de la juge qui interpellent. En tout cas, c’était aussi très plaisant d’avoir l’occasion de voir notre propre système.

On suit d’abord une femme qui se retrouve accusée par un faisceau de preuves, puis surtout un embrouillamini de clichés et de préjugés, et c’est le pur film de tribunal avec des joutes plus ou moins réussies des magistrats ou des avocats, des témoins ou experts qui donnent envie de se révolter, et puis quelques retournements de situation bien venus.

Ce qui est passionnant et une des grandes qualités de ce long-métrage selon moi, c’est l’habileté de l’autrice d’avoir alterné autant de thématiques différentes, tout en gardant ce fil de l’enquête et du thriller. Car au-delà de ces scènes au tribunal, on y voit une histoire d’amour passionnelle destructrice, des relations filiales, un examen parfois gênant de l’intimité d’un couple au bord de la rupture, deux créateurs déchirés par leur propres hubris, et encore d’autres subtilités vraiment bien senties.

Je ne comprends pas comment on ne l’envoie pas aux oscars car il est à moitié en langue anglaise, et il a une portée universelle assez belle. C’est à la fois super français, avec tout le charme du cinéma français tel qu’on peut le concevoir dans ses clichés à l’étranger, mais vraiment pas chiant, avec une super intrigue et des comédiens parfaits.